L'espace du dedans


1959 ou 1960, année où je pense avoir rencontré Jean-Louis pour la première fois.
Invité dans leur maison familiale d'Aubin par son petit frère Caïto, mon ami d'enfance, sortis ensemble des mêmes promotions de maternelle et de primaire de l'école du Gua, avant de rejoindre le grand lycée de garçons F.Foch de Rodez, capitale de l'Aveyron, où Jean Louis nous avait devancés.
Rencontre dans un contexte de lutte des classes entre moi, fils d'immigrés d'Europe centrale et de mineur habitant le bas du quartier du Gua d'Aubin et Jean Louis,  fils de l'Ingénieur Architecte des Mines HBA, habitant la Cité des Ingénieurs dans les Hauts d'Aubin.
Croisements dans la maison familiale Marcos, espace très chaleureux et harmonieux, remplie de l'amour de la mama andalouse et de l'esprit créatif du père madrilène, réfugié républicain.
Rencontres épisodiques ensuite pendant nos parcours « secondaires » à Aubin et Rodez puis, à partir de 1963, à Carmaux où il avait déménagé avec sa famille suite à la fermeture des mines d'Aubin.

Notre complicité a commencé lorsque, allant à Carmaux venant d'Aubin pour voir Caïto, je campais parfois au parc de la Reynerie où Jean-Louis m'y apportait  souvent de la nourriture dérobée dans le frigo familial.
Notre amitié s'est forgée ensuite durant nos premières années étudiantes, dans l'appartement de Jolimont à Toulouse où Jean-Louis, Caïto, moi même et d'autres (Pollux, Jeff, Gérard, etc) avons « fait mai 68 », commencé à enterrer la hache de la lutte des classes,  géré la transition pré - post 68arde et « libéré le Larzac». C'est à cette époque toulousaine que Caïto, moi et d'autres avons commencé à l'appeler  plutôt « Averell » que Jean-Louis, par analogie avec le  grand frère Dalton pensant tout le temps à la bouffe; 

http://www.toutspirou.fr/Spirou_anime/Averell.gif

Puis nous avons participé aux prémisses, alors faciles et conviviales, de la mondialisation : l'Angleterre en 68 Jean Louis et moi, en 69 (année érotique) trip US pour moi, Angleterre en vélo pour Caïto, et Syrie(?) pour Jean-Louis,  Afghanistan en 72 (moi, Caïto), 73-74 séjour «enseignant» en Côte d'Ivoire avec Jean-Louis et Caïto à M'Bahiakro, moi et Pierre à Bongouanou,...
Un jour où nous parlions de nos multiples sujets d'intérêt, de nos dispersions et  de ce que nous allions faire de nos vies, au moment où dans notre entourage certains  commençaient à tracer leurs sillons de vie familiale et/ou professionnelle, Jean-Louis m'a dit : « Notre spécialité sera la polyvalence. »
C'est, je crois, ce que nous avons fait, chacun dans des registres différents.

J'arrête ici la chronologie d'un temps qui n'existe plus ou qui existera toujours, du temps qui n'existe pas et qui probablement n'a jamais existe. Je voudrais maintenant dire, en vrac, tout ce que Averell  m'a apporté,  m'a donné, a fait germer en moi :
une sensibilité artistique, poétique et spirituelle qu'il aurait été difficile pour un fils de prolo immigré et matheux comme moi de développer bien loin tout seul,
un récit «averellesque» mais cohérent sur l'art,
un minimum de bagage culturel que ni ma famille ni l'école ne pouvaient me donner et dont j'avais besoin pour voir le monde autrement que scientifiquement ou économiquement,
et surtout, des amorces de pistes que son intelligente curiosité (pour « faire l'Averell» je pourrais dire aujourd'hui sa sérendipité) me/nous signalait souvent.
C'est ainsi que Jean-Louis m'a fait découvrir les « Fragments d'un enseignement inconnu » de P.D. Ouspensky, enseignements ésotériques de G.Gurdjieff, le « Tao te king » de Lao Tseu et Henri Michaux. Lui est ensuite passé à autre chose mais les œuvres de ces trois auteurs ont insidieusement infusé dans ma vie avant de l'orienter inexorablement et profondément dans ma pratique du bouddhisme zen.

Jean-Louis et sa période livres de voile (en particulier ceux de B.Moitessier) qui, régulièrement au café des Platanes, nous promettait de passer prochainement le Cap Horn.

Picasso et son père, Picasso et Jean-Louis.
Averell et ses très beaux dessins, pendant son adolescence et un peu après, dont il refusait les compliments pour affirmer qu'il n'était pas un dessinateur mais un écrivain.

Jean-Louis l'élégant, Jean Louis le dandy, avec son blazer croisé bleu marine, serveur classe en 70/71 au restaurant américain du tout nouveau Drugstore installé à Toulouse.

Jean-Louis le séducteur, à M'Bahiakro, de la sexy Dominique. Puis, alors qu'elle vient de le quitter, il vient avec elle et Caïto pour la fête  que  Pierre et moi-même organisons pour nos anniversaires à Bongouanou.
Petits meurtres entre amis.
Dominique se laisse séduire par moi et nous rentrons ensemble d'Abidjan à Toulouse par le Sahara avant que cela se termine  entre nous deux par une berezina sentimentale et des retrouvailles entre elle et Jean-Louis à Aix en Provence et ... une traversée du désert entre Jean-Louis et moi.

Jean-Louis l'esprit libre m'offrant, pour mon 50ème anniversaire, une édition rare de poèmes de St John Perse qu'il n'aimait pas trop mais savait que j'appréciais. 


Jean-Louis, pour mon 60ème anniversaire, m'entourant de rubans de papier adhésif tout en récitant des extraits de « Plume » :

"J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie" (Henri Michaux)

la pointe rouge juillet 2012
Juillet 2012 : visite de Kaïto et moi même à Marseille. Jean-Louis nous propose un petit resto à la Pointe rouge, après avoir voulu louer et conduire lui même une voiture d'autopartage et payer son repas. Opulence financière (pour lui) depuis sa retraite. Paisible et harmonieuse journée ensoleillée de trois vieux amis.
Septembre 2012 : notre dernier voyage ensemble, Jean-Louis, Kaïto et moi, de Prades à Marseille.
Jean-Louis très fatigué, assis sur une chaise, nous donnant les consignes pour décrocher, commenter, annoter puis emballer les œuvres d'art de son appart. ; tous ses livres sont déjà dans de nombreux cartons rangés peu avant par Pablo.
Tout l'univers extérieur de Jean-Louis projeté dans l'espace de son appartement,  toute sa beauté intérieure ainsi déployée, petit à petit concentrés.
L'espace du dedans...
Jean-Louis lucidement, minutieusement, amoureusement, démonte, classe, commente, regarde une dernière fois puis nous fait ranger tous les éléments de  l'architecture de son esprit.
Après l'expansion retour à la concentration avant le nouveau passage étroit...
Mission accomplie sur notre petit vaisseau Terre.

Photo d'une des œuvres accrochées sur le mur de son appartement, servant maintenant de page d'accueil de mon téléphone mobile :

Respect Jean-Louis !

I shin den shin,
Joël

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